Chapitre 5 Les racines du nationalisme sahraoui


Le Sahara occidental, comme beaucoup de pays africains modernes, n'a pas d'antécédents historiques. Il n'y avait pas de nation sahraouie à l'époque pré-coloniale, et le nationalisme sahraoui qui se fait jour actuellement est un phénomène très récent, ses origines datant seulement de la fin de l'époque coloniale espagnole.
Cependant, les Sahraouis, hommes du désert, grands nomades éleveurs de chameaux et parlant le hassaniya, considèrent la culture - au sens large du terme - de leur peuple comme étant très différente de celle des sédentaires ou semi-nomades berbères, qui vivent juste au nord du Sahara, dans le Noun, le Bani et l'Anti-Atlas, et qui parlent principalement le tachelhit. Certes, les Sahraouis n'étaient qu'une branche des beidan, c'est-à-dire des nomades de langue hassaniya dont l'ascendance est un mélange d'Arabes, de Berbères et de Noirs africains qui vivaient dans les vastes étendues désertiques situées entre le Noun et les vallées du Sénégal et le coude du Niger, mais ils se distinguaient en tant que ahel es-Sahel, le peuple du littoral atlantique qui était une zone particulièrement aride dont les qabael ne s'étaient jamais soumis ni aux sultans du Maroc, ni aux émirs mauritaniens. Un tel passé aurait pu ne pas avoir de signification politique notable dans la dernière partie du XXe siècle.



Mais si l'Armée de libération avait réussi à chasser les Espagnols du Sahara occidental à la fin des années 1950, le territoire aurait été incorporé au Maroc et, sans doute, le nationalisme sahraoui ne se serait pas manifesté en tant que force politique, tout comme le nationalisme touareg n'est jamais devenu un facteur politique important dans le sud de l'Algérie.


En fait, l'aile sahraouie de l'Armée de libération fut écrasée en 1958. La décennie suivante ne fut témoin d'aucune tentative sérieuse de résistance contre les autorités espagnoles, de la part des Sahraouis. Cependant, de profonds changements se produisirent durant cette période au sein de la colonie espagnole, sur les plans économique, social et politique.

Ces changements, qui s'accompagnèrent d'une importante évolution sur la scène politique à l'échelon régional ou international, firent que lorsqu'un mouvement anticolonial commença à s'ébaucher à la fin des années 1960, son caractère politique était résolument différent de celui des unités sahraouies de l'Armée de libération.

A la fin des années 1950, non seulement la présence coloniale était très récente mais elle n'avait que faiblement marqué la société sahraouie. Durant cette période, le Sahara occidental n'avait représenté qu'un intérêt économique limité pour l'Espagne, son développement avait été lent et aucune des "villes" espagnoles n'avait vraiment dépassé la taille d'un village.

En effet, depuis 1934, les Sahraouis continuaient à pratiquer leur économie pastorale - avec, toutefois, des relations commerciales accrues avec les Espagnols. Ils appliquaient leur propre justice, la charia coranique et l'orf coutumier, et réglaient leurs affaires par l'intermédiaire de leurs djemaas, tout en coexistant de façon pragmatique avec les Espagnols, sauf pendant la courte insurrection de 1957-58. Cependant, à partir de la fin des années 1950, le Sahara occidental avait subi des changements, tardifs mais rapides, causés par un éveil soudain d'intérêt pour ses ressources minières. L'accroissement des offres d'emploi et des possibilités d'éducation dans les villes, ainsi que les sécheresses avaient encouragé une grande partie de la population sahraouie à abandonner son mode de vie nomade précaire pour s'installer dans les zones urbaines.

A cause de cette sédentarisation, les Sahraouis eurent un contact beaucoup plus direct et suivi avec les Espagnols. D'ailleurs ils entrèrent pour la première fois dans le cadre des organes administratifs et du système judiciaire espagnols. Ils ne vivaient plus désormais en coexistence avec les installations espagnoles, qui jusqu'alors étaient extérieures à leur monde de nomades, mais faisaient partie d'une société urbaine régie par les Espagnols, bien que les villes du territoire fussent encore très petites. Avec ses administrateurs et ses bureaucrates, ses soldats et ses policiers, ses lois et ses réglementations, ses écoles et ses hôpitaux, le Sahara occidental commençait à ressembler, au yeux des Sahraouis sédentarisés, à un pays - un pays dominé, de surcroît, par les Espagnols.

Dans ce nouvel environnement urbain, des Sahraouis issus de tribus ou de castes différentes allaient à l'école, travaillaient et vivaient côte à côte ; et par rapport aux Espagnols, qui étaient maintenant les ahel mdafa, les "hommes du fusil" incontestés, ils partageaient tous le statut humiliant de znaga.


De plus, une suite de changements politiques introduits par le gouvernement espagnol à partir de 1958 eut tendance à renforcer l'impression que le territoire était en train de devenir une entité politique conséquente. A la suite de l'instauration du statut de province et de l'arrivée d'un gouverneur général avec résidence permanente en 1958, il y eut les élections pour le Cabildo Provincial en 1963 et ensuite la création de la Djemaa en 1967. Même si la Djema n'était pas élue démocratiquement et n'avait aucun pouvoir législatif réel, son existence et ses débats sur des questions économiques et sociales concernant le territoire tendirent à renforcer le sentiment naissant chez les Sahraouis d'une identité territoriale allant au-delà de l'identité tribale.
L'un des plus grands paradoxes du problème du Sahara occidental est que ce fut en partie parce que les gouvernements marocain et mauritanien et les partis d'opposition marocains n'avaient pas réussi à affirmer leur revendications sur le Sahara occidental avec une réelle vigueur, que, dix ans après le démantèlement de l'Armée de libération, les Sahraouis anticolonialistes commencèrent à s'organiser indépendamment et à se tourner aussi loin que vers l'Algérie et la Libye pour obtenir un soutien extérieur.

Cette autonomie contribua à façonner le caractère nationaliste sahraoui propre au mouvement anticolonial qui réapparut vers la fin des années 1960.

En outre, en renonçant aux prétentions marocaines sur la Mauritanie et en reconnaissant l'indépendance de celle-ci en 1969, le roi Hassan établit un précédent qui n'échappa pas aux Sahraouis. Si la Mauritanie pouvait enfin obtenir la reconnaissance de la part du Maroc de son droit à devenir une nation, pourquoi les Sahraouis ne pourraient-ils l'obtenir eux aussi ?